« Suivrez-vous Rrose Sélavy au pays des nombres décimaux où il n'y a décombres ni maux ? »
Tandis que le cinéma ricain est noyé sous des biopics psychologisant où les empires se construisent sur un œdipe (Steve Jobs...) et les blockbusters aux héros désincarnés accueillant l’image d’une « nation » guerrière (Avengers etc.) ; alors que le cinéma français est dominé par des cinéastes broyant leurs personnages à force de se vouloir auteurs (Desplechin, Ozon…), le cinéma britannique produit en masse des images d’individus suffisants à porter un film par leur intériorité et leur mystère. Refuge insulaire d’un certain cinéma, le système de production d’outre-manche est alors le seul à donner à voir régulièrement et avec succès (critique et économique), un cinéma authentiquement individualiste.
Le moi…
Après avoir vu Pride, Une merveilleuse histoire du temps, Histoire d’une jeunesse, Imitation
Game l’année dernière, et Le discours
d’un roi du même Tom Hooper en 2008, The
Danish Girl me semble s’inscrire dans le même mouvement de fond. Celui d’un
cinéma qui trouve ses ressources, ses nœuds narratifs et ses tensions scénaristiques
dans des personnages qui tentent de s’accomplir en tant qu’individus, et qui le
font en se dirigeant dans la direction qu’ils se sont choisie envers et contre
tout, même contre leur propre corps. Tandis que George V vainc son bégaiement
et Hawking transcende son handicap, Lili Elbe, héroïne de The Danish Girl, devient physiquement ce qu’elle se sent être, et
ce jusqu’au limite de ce que son corps peut supporter : elle devient femme.
Cette transformation mise
en scène sur un mode métaphorique permet alors au film d’assumer son idéalisme,
confinant ici le personnage central à une schizophrénie que ni ses contemporains
ni le réalisateur ne cherchent à expliquer psychanalytiquement. Cette envie est
prise telle qu’elle. Elle émerge de tissus caressés, d’une admiration du corps
de sa compagne, de l’attrait pour une nuisette. Et au risque de simplifier à
outrance le changement de sexe (jusqu’à pouvoir, à la reflexion en rendre ses
motivations ridicule), le réalisateur tient son parti pris de respecter le choix
du peintre danois comme un choix pur et simple qui n’a pas à être expliqué, ou même
compris, pour être respecté.
A son service, la mise
en scène, dont le classicisme très pictural reste dominant et souvent passe
partout pour ne pas dire un peu pompier et dejà vu, met alors en exergue par
quelque fulgurances ce décalage d’un personnage devant suivre la voie qu’il
s’est choisi, et les transformations et la haine que ce choix peut provoquer.
Ce personnage décalé se retrouve en marge (littéralement) de l’écran et écrasé
par des cadrages ne laissant que ses épaules surnagés. Viennent ensuite et finalement
une acceptation contemplative par sa compagne et le tiers personnage de Hans, à
travers les plans sûrement trop carte postale des campagnes danoise et allemande,
et des canaux copenhagois.
Rien de bien ébouriffant
- beaucoup d’esbroufe pour pas grand chose -, mais un message efficace et plaisant
(et en partie cinématographique) : malgré le décalage et le malaise dont un tel
bouleversement identitaire peut être le fruit mais aussi l’origine, ce
changement n’a rien de « contre-nature », insurgeant ou scandaleux,
il est le fruit d’une volonté individuelle et individuée à respecter et
accepter.
… et nous?
Pourtant, malgré la sincérité
du message et la nécessité d’aborder un tel sujet avec la tolérance qui fonde
l’approche Tom Hooper, regarder ce film me pose certaines questions sur les
limites aussi bien artistiques que philosophiques du « cinéma
individualiste », incarné par ce film. Plaçant à son centre l’individu
comme entité intouchable, il définit le personnage comme moteur de l’action
filmique, et sujet capable de s’accomplir par lui-même dans un monde où
s’oppose portant à lui son propre corps
et la société.
Ce faisant, ce cinéma
n’est ni un cinéma de l’acceptation à la Ozu, ni un cinéma de la révolution à
la Godard. Il renvoie l’individu qu’il soit un scientifique homosexuel, une
femme tentant d’écrire durant les années 30 ou un roi bègue, à sa propre responsabilité
de sujet. Abstrayant ainsi le poids du monde et du corps sur l’individu, il exonère
en creux les brutalités de sociétés dont l’ancienneté relativise l’importance (tous
ces films se déroulant dans un passé proche), mais aussi la violence entrevue
par un homme entrant dans la modernité et qui, dans sa lutte contre le mal de
vivre, se voit offrir la possibilité de changer jusqu’à son corps même. Et en
ce sens, ce cinéma et donc celui d’un refus du questionnement du monde, par une
réponse qui se veut aussi universelle qu’elle est obscure : la réponse
d’un moi se mouvant librement et dont sa liberté l’extrait lentement du monde
et des angoisses dont il est la cause.
De là, quelle portée
artistique pour de tels films dont l’attrait repose sur la dynamique de personnages,
sources insondables de leur propre mouvement? Car sortant de The Danish Girl le monde n’en est pas
moins bercé d’illusion : il disparaît lentement sous le sourire de Lili,
se camoufle dans les reflets de l’eau, pour s’évanouir à coup de pinceaux et de
caméra.
V. D
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire